La croqueuse et le vieux beau !

Lors d’un de mes voyages, la diligence s’est arrêtée dans un relai pour laisser aux chevaux et aux hommes le temps de se reposer. Nous entrons dans une grande pièce éclairée à la bougie, contre l’un des murs une énorme cheminée où brule non pas des bûches mais un tronc. En face, le bar fait de bois massif où s’affairent le maître des lieux et ses employées, sur ce mur, des étagères où se bousculent chopes, bols, carafes et bien d’autres objets hétéroclites, une porte qui mène, je suppose, aux cuisines. Des rangées de tables sont alignées au centre, près des fenêtres et devant la cheminée des fauteuils au confort plus qu’incertain finissent de meubler l’endroit. J’ai l’impression de me retrouver un siècle en arrière. Je m’installe près d’une fenêtre pour pouvoir lire plus aisément. Près de moi une tablée de huit personnes, quatre couples il me semble. Après quelques chopes leur langue s’est déliée et sous l’effet de l’alcool le ton monte. Je vais donc vous narrer ce que j’ai entendu.

Ils viennent d’un gros bourg avec sa place centrale où l’on trouve la mairie, l’étude du notaire, l’église, une auberge, une épicerie et un lavoir. Dans cette petite ville vit un couple que je vais nommer Ernest et Marie CLEMENT pour ne pas heurter les sensibilités. Ce sont des fermiers, ils ont des biens mais pas de réelle fortune. Marie a mis au monde 6 enfants. Les quatre garçons travaillent la terre avec leur père, la petite Marie est morte à 3 ans d’une mauvaise fièvre et la dernière Eugénie. Elle vient de souffler ses 21 printemps. Et oui, elle n’est pas encore mariée malgré les nombreux prétendants qu’elle a tous éconduits. La petite Eugénie est très jolie, elle le sait et elle a de l’ambition. Elle veut épouser un homme riche et non les petits traine-savates qui lui ont fait le déshonneur de se présenter à elle. Dans l’épicerie de Madame DURAND, elle a entendu dire que le notaire Maître SECLINS venait d’hériter d’un cousin. Oui ! Ernest SECLINS n’est pas de première jeunesse. Il est veuf et ses trois enfants sont mariés mais il a de l’argent. Eugénie rentre chez elle le sourire aux lèvres. Elle a un plan à mettre à exécution.

Elle retourne la maisonnée pour y trouver du tissu et se confectionne une robe. Ses parents sont aux anges, leur petite Eugénie a trouvé sa voie, elle sera couturière ! Que nenni ! Pourtant la bougresse est douée. En quelques jours la tenue est achevée. Son père manque de s’étouffer à la vue de son décolleté, il hurle, vocifère, oblige sa fille à y remédier. Elle met des fleurs fraiches entre ses seins. Eh, ils sont bien cachés là !

Ce matin, devant son miroir, elle a pris grand soin de son apparence : son chignon bien placé, elle a laissé tomber quelques mèches sur la nuque, des fleurs dans son corsage et dans ses cheveux. Elle est prête. Aujourd’hui, jour de marché, elle sait que Maître SENLIS est attablé à l’auberge avec Monsieur le Maire et, peut être, un nanti de la commune voisine. Elle attrape un panier et prend le chemin du bourg. En chemin, les sifflets des ouvriers agricoles la confortent. Elle salue, la femme du maire et se dirige vers les étals. Le sourire aux lèvres, une bonne parole pour chacun elle fait ses emplettes tout en se rapprochant de ces Messieurs. Elle sent leurs regards sur elle, elle relève la tête et sourit à la ronde. Elle sort une fleur de son corsage et l’offre au notaire. Un quitte ou double ! Le notaire est rouge de confusion, Monsieur le maire essuie sa veste tachée du vin que la stupeur lui a fait recracher, furibond monsieur le curé traverse la place et attrape la gourgandine par le bras. Il l’entraine vers la maison de ses parents tout en lui promettant les foudres de Dieu et les calamités de l’enfer. Pour la première fois son père la gifle, elle s’en moque, elle attend. Son plan a-t-il fonctionné ?

Durant la semaine, elle a dû se rendre à l’église tous les jours pour faire pénitence. Toute la semaine, elle a vu Ernest SENLIS derrière le rideau de son bureau à l’épier. Elle a gagné.

Dans une tenue plus simple et accompagnée de sa mère Eugénie retourne au marché. Rassuré le curé, planté près du lavoir depuis un long moment, retourne à ses ouailles. Elles sont obligées de passer devant l’auberge pour retourner à leur domicile. Monsieur le maire contemple son verre, Monsieur le Notaire se lève est salue ces dames. Marie ne sait plus que faire, que dire. Eugénie, quant à elle, répond d’un sourire tendre presque pudibond mais tellement ravageur. Eugénie a gagné !

Maître SENLIS fait envoyer des fleurs, des cadeaux, des petits mots tout cela en bonne et due forme. Il a pas loin de 70 ans, elle en a 21 ans. Il veut vivre ses dernières années au bras de cette belle enfant. Même Monsieur le curé le comprends. Six mois plus tard les fiançailles fêtées en petit comité. On laisse encore passer 6 mois.

Les cloches sonnent à toutes volées, aujourd’hui Monsieur le curé marie Ernest et Eugénie. Les enfants d’Ernest sont venus. Assis au premier rang les frères et la soeur se sont regardés d’un air entendu. Derrières eux toutes la famille et les amis de Maître SENLIS, de l’autre côté la famille d’Eugénie et quelques amis. La cérémonie dure, dure ! Pour une fois que Monsieur le curé à une telle assemblée autant en profiter. Discrètement les hommes regardent leur montre, les enfants piaillent, le curé hausse le ton mais il a compris, une dernière prière, un dernier « Amen » et tout ce petit monde sort derrière les mariés. La fête se déroule à l’auberge, les tables forment un U. Les mariés et la proche famille sur la table principale et les deux familles de chaque côté. Il a fallu quelques litres de vins pour délier les corps et les esprits. Les paysans s’enhardissent et vont parler aux nantis. Ils leur répondent avec courtoisie, certains y trouvent un intérêt probablement pécunier mais n’est ce pas l’argent qui fait tourner le monde ! Il se fait tard, chacun regagne ses pénates sans avoir oublié de saluer les mariés et leur souhaiter une bonne nuit.

Eugénie se retrouve dans la chambre de la demeure d’Ernest. Elle pense que vu son âge Ernest la laissera tranquille. Mais, ce qu’elle ne savait pas et que, du reste, personne ne savait, c’est qu’Ernest fréquente les maisons closes de la région et que sa verdeur est connue de toutes les péripatéticiennes du comté. Ernest la déflore sans ménagement, sans tendresse. Eugénie tombe de haut, elle espérait être Madame SENLIS, recevoir les nantis de la région, continuer de recevoir des cadeaux de son vieux beau mais elle se retrouve mariée à un septuagénaire insatiable qui n’a plus aucune considération pour elle. Elle se retrouve vite enceinte : Un garçon nommé Ernest, puis une fille Marie Eugénie puis encore un garçon Adolphe. A peine relevée de ses couches, elle retombe enceinte, elle est féconde. Elle voulait de l’argent, la belle vie quoi et non une ribambelle d’enfants qui lui déforment le corps et l’affaiblissent. Le médecin prévient Ernest, il faut attendre au moins deux ans avant d’avoir un autre enfant, Eugénie n’y survivra pas mais Ernest a ses besoins et pour lui plus question d’aller voir une de ses anciennes « petites amies » c’est un homme marié.

Eugénie meurt en mettant au monde son dernier enfant une petite fille qui ne survit pas à sa mère. Eugénie n’a pas encore 26 ans, elle pensait que l’argent est synonyme de bonheur. Elle laisse 3 enfants, des parents ravagés par le deuil et un veuf de 75 ans assis à la terrasse de l’auberge qui rêve qu’une autre jeunette vienne lui offrir une fleur.

Il est près de 18 heures quand le cocher nous appelle. J’ai encore beaucoup de chemin à faire et je n’aime pas voyager de nuit. Je vais prendre une chambre et monter dans la première diligence demain matin. Il n’y a pas d’histoire de ce type dans la généalogie de Catherine mais je n’ai pas pu m’empêcher de vous en faire profiter.