Le cadavre de l’avant port

La nuit a été courte, je me tourne et me retourne depuis déjà un bon moment, Morphée a déserté ma couche. Je me lève. Il est à peine sept heures. J’attise le feu, je relève la tête, une fine couche de poussière recouvre le dessus de la cheminée. Un bon petit déjeuner avalé, je passe le balai sur les sols, je débarrasse les meubles, les bibelots des fines particules laissées par le feu et brosse les parquets. Je brique la salle de bain, fais ma toilette, enfile des vêtements chauds et décide d’aller me promener vers la plage. Oui, nous sommes en décembre, il fait froid mais ce n’est pas quelques degrés sous zéro qui me priveront de ma balade.

Arrivée près de l’avant port, j’aperçois une chose assez volumineuse dans l’eau. Je me rapproche, cette forme flotte au grès du flux. Tout près de l’eau, j’ai la confirmation de ce que je craignais : c’est le cadavre d’un homme. Je regarde autour de moi : personne ! Je cours vers l’hôtel où je suis sure de trouver un téléphone et j’appelle la police. Les policiers sortent l’homme du bassin, un médecin a été appelé pour les constatations d’usage. Il affirme que le corps est resté un bon mois dans l’eau. Il serait donc décédé en novembre. Le commissaire Alfred COUILLU me renvoie chez moi sans ménagement, une femme dans une enquête policière ! que nenni ! Les femmes au foyer ! Je n’essaye même pas de contester mais je me dirige vers le port. Si une personne a été portée disparue en mer c’est bien en ce lieu qu’elle a été déclarée.

L’employé consulte les registres, il y a eu une vingtaine de disparitions ces deux derniers mois. Des pécheurs, des passagers de bateaux et même des membres d’équipage se sont abimés en mer. Le fonctionnaire me donne la liste et me promet de n’en souffler mot à la police. Les documents sous le bras je rentre chez moi. La bonne odeur de savon et de propreté me ravit les narines. Je range manteau, sac et chaussures, enfile des chaussons, ajuste un châle sur mes épaules, prépare un thé et m’installe devant le feu. Je me laisse envahir par la chaleur, bois le breuvage à petites gorgées et me laisse quelques minutes de répit.

Je consulte ma liste, j’y retire les femmes, les enfants, les hommes trop âgés ou présentant un signe particulier. Notre inconnu n’a pas plus de 35 ans, il travaille mais ses mains ne sont pas assez abimées pour être manuel. Il reste sept personnes susceptibles de correspondre. Je me résous à ressortir pour me rendre à la poste et envoyer un télégramme au port de Folkestone. Pas de question inutile, ils connaissent mon intérêt pour leur pays et ses habitants. Après quelques emplettes je rentre chez moi. La fin de journée sera longue mais il me faut patienter jusqu’à demain. Au petit matin, un imbécile fait tinter ma sonnette à tout rompre. La vieille Sidonie ma locataire, ouvre la porte et dispute vertement l’intru. C’est notre commissaire COUILLU mais qu’importe ! Il n’avait pas à réveiller la maisonnée. Il monte quatre à quatre les escaliers, me bouscule et entre dans mon appartement. Il me questionne, me rabroue, m’interdit de m’intéresser à Son enquête ! Je connais trop bien ce type d’homme, un phallocrate imbu de sa personne, assuré que les femmes n’ont pas de cervelle. Je joue la petite femme soumise, obéissante. Je le complimente, lui promets de rester bien sage le sourire aux lèvres. Il part, conforté dans sa bouffissure.

Deux heures plus tard, l’employé de la poste sonne délicatement à ma porte, il m’apporte la réponse d’Angleterre. Sur les sept disparus, trois correspondent à la description faite par le médecin. Les adresses de leur famille et de leur employeur sont notées. Je m’installe à mon écritoire et rédige des courriers pour les six correspondants. Après tant d’année, je maitrise bien la langue de Skeaspeare ce que ne sait pas faire notre commissaire de police. J’appelle un coursier, pour quelques sous il va poster mes lettres et m’apporter les journaux Français et Anglais. Une demi-heure plus tard, le jeune homme revient avec ma précieuse presse. Je débarrasse le guéridon y dépose mes périodiques, mets un disque sur le graphophone, prépare un thé et m’installe. Rien en France mais en Angleterre à Heworth, un homme, chauffeur à bord du vapeur le « Bronchill » a disparu en mer vers le 18 novembre 1892. Cela doit être notre mort. Entre le 18 novembre et le 20 décembre un mois s’est écoulé. Madame Mary Ann WHEATHEY a laissé le numéro de téléphone de son propriétaire. J’ai sûrement une piste mais il faut attendre demain.

Madame WHEATHEY pressent que son fils est mort, elle connaît son attirance pour l’alcool et craint le pire. Elle m’annonce que le Bronchill sera à Calais le 23 décembre, demain. Je lui promets de rendre visite à l’équipage et de la rappeler. La journée se traine, je vais rendre visite à la petite Emilie enceinte jusqu’aux yeux. Elle s’est laissé compter fleurette par un beau militaire venu rendre visite à sa famille. Elle le croyait quand il lui assurait l’aimer pour la vie, quand il lui promettait de l’épouser. Il est parti à la fin de sa permission sans se retourner, sans un regard pour cette enfant qu’il avait engrossée. Maintenant, elle devait subir les affronts des vieilles bigotes, des mères bien pensantes, du curé qui ne voulait plus la voir dans son église. Ses parents ne l’avaient pas mise à la porte mais elle devait rester cloitrée chez elle. Quand le petit sera né, elle le placera à l’orphelinat. Elle me reconduit jusqu’à la porte, m’adresse un pâle sourire et me remercie de ma visite. Le vent s’est calmé, je me dirige vers le parc et regagne mon appartement. Je me mets au lit de bonne heure mais Morphée est à la traine. Demain je saurai, demain.

Il est près de 11 heures quand je me dirige vers le port. Le Bronchill est à quai. Je me fais annoncer et je suis accueillie par le commandant. Il me confirme qu’il a bien perdu un homme à la mer le 18 novembre. William WHEATLEY était ivre comme trop souvent et ce 18 novembre la houle était forte. Il a disparu emporté par une vague. Il m’a également révélé qu’il avait la cicatrice d’une brulure sur le côté gauche de son dos. Je le remercie pour toutes ces informations et me dirige vers le cabinet du Docteur PETITPAS. Je lui fais part des données que j’ai récoltées en France et en Angleterre. Ce cher docteur appelle sur le champ le procureur de la république Louis BOSSU et lui promet de lui transmettre le dossier part courtier dès demain. Je suis contente, il n’est pas passé par la police.

C’est le 23 mars 1893 qu’est rendue son identité au noyé de l’avant port par décision du tribunal de Boulogne sur Mer présidé par Monsieur Aimé PETIT président de la cour.

Archives départementales du Pas de Calais : 5 MIR 193/61 pages 1593 et 1594