Docteur John Roe

L’automne est là, les bourrasques emportent une multitude de feuilles qui se déposent à quelques mètres. Dans les rues, ce n’est plus qu’une bouillasse informe, dans les jardins, elles recouvrent les sols d’un tapis patchwork. Le vent est plus frais, les journées beaucoup plus courtes. A la lueur de la lampe à huile je me plonge dans les documents de Catherine : John ROE (1772-1850).

Il fait presque froid ce soir, une bûche, des brindilles, une allumette, le craquement du petits bois qui s’enflamme, la lueur qui danse dans l’âtre, la chaleur sur mon visage me remplissent d’un engourdissement que je connais bien. Je tire la méridienne devant le feu et m’y installe. Le sommeil me gagne. NON, debout ! tu as de quoi faire. Je classe les documents devant moi : des almanachs, des actes Jamaïcains et Anglais. Je vais déjà voir ce que je peux sortir de ces pages.

Les lieux des biens de John Roe

Sur l’almanach de 1805, il est noté qu’il est militaire, Assistant chirurgien. J’ai également un ouvrage nommé « Centre for the Study of the Legacies of British Slavery » (Centre d’étude de l’ Héritage de l’esclavage britannique).

Je vais tout d’abord me pencher sur les actes de baptêmes, mariages et décès. Les registres sont correctement tenus. La race, le nom du père sont notés et quelques fois de la mère si elle est issue de famille connue. Sur certaines plantations les esclaves portent le nom de leur maître et des prénoms anglais leur sont donnés.

Je peux m’appuyer sur l’acte de baptême de Mary le 28 octobre 1806 à Kingston. C’est la fille d’Isabella COAKLEY une quadroom (1/4 de sang noir) libre et de John ROE

De 1806 à 1814 il a 4 autres enfants avec Isabella.

Voici un des registres où j’ai cherché des informations.

L’année suivante, il épouse Hannah MEEK en Angleterre, il lui faut des héritiers.

En décembre1816 nait sa fille Maria à Kingston. Le père de Hannah est un planteur bien connu, le nom de jeune fille de la maman est donc écrit.

De 1815 à 1819 il est propriétaire de la plantation Belgar à Saint Thomas in the Vale paroisse qui sera incluse dans St Catherine.

Saint Thomas in the Vale

De 1816 à 1826 il est copropriétaire de la plantation Caenwood Estate à St George avec son beau-père John MEEK. A sa mort, il en devient le seul propriétaire jusqu’à son départ pour la France.

Sur l’almanach de 1817, je découvre qu’Il est l’un des médecins de la prison de Kingston, il s’occupe également de la vaccination et exerce à l’hôpital public

En 1826, à la mort de son beau-père il exerce toujours et devient le seul propriétaire de ses biens.

Selon ce document, le domaine de Caenwood Estate n’a pas seulement été géré par John MEEK et John ROE mais aussi par des avocats. En 1835 quand John a fait rédiger son testament, il ne parle pas de cette possession, il a du la vendre vers 1834.

En 1835, il émigre en France, il achète une propriété à Saint-Martin-Boulogne près de Boulogne sur Mer. Sa fille, son beau-fils, les parents de celui-ci se sont également installés dans la région.

C’est en 1850 qu’ il meurt à Boulogne sur Mer. Sa femme, sa fille et sa petite fille repartent pour l’Angleterre.

J’ai pu déterminer son année de naissance grâce à son âge le jour de son décès.

Maintenant que le fouillis de mes pensées est déposé bien en ordre sur ces feuilles, je peux me permettre de me reposer.

Une heure trente ! Je vais être fraiche aujourd’hui. Le feu s’éteint, j’y mets une grosse buche. Dans la cheminée, à même le sol, un pot rempli de soupe au lard attend que je me serve. Une pleine assiette avec le pain acheté du matin et je me sens rassasiée, je n’ai plus qu’à me mettre au lit. Je ferme les rideaux faits dans un lourd velours. Le vent fait grincer l’enseigne du boucher, le bruit est sinistre. Vite, au lit !

Morphée est au rendez-vous. Il m’emmène, m’emmène, m’emmène mais où ? Il fait excessivement chaud et humide, des milliers d’orangers m’entourent, une femme chante au loin, je reconnais ce type de mélodie, je suis en Jamaïque. J’avance vers cette merveilleuse voix qui rythme le travail sur la plantation. C’est l’heure de la cueillette, presque tous les esclaves sont à pied d’œuvre, un contremaître houspille les retardataires. Les propriétaires ne vivent pas sur place, il me fait appeler la calèche qui me conduit à Kingston. Je suis vêtue pour la circonstance. Une Jupe et une chemise en fine cotonnade d’un vert tendre, les jupons et autres accoutrements obligatoires, un chapeau à large bord et une ombrelle du même vert complètent ma tenue.

J’arrive dans une ville où se côtoient des hommes, des femmes de rangs, de conditions et de races différents. Les calèches, les transports de marchandises, dans tout ce brouhaha, le cri d’un marchand attise ma curiosité, je me fraye un chemin parmi les gens qui s’agglutinent devant son étal. Petite, j’essaye de me rapprocher au maximum. L’homme devant moi bouge, je suis horrifiée ! Lire le mot esclave sur un document est une chose mais assister à la vente d’êtres humains en est une autre. Décrire ce à quoi j’assiste m’est impossible, tout mon être le refuse.

Je vais rejoindre John et Hannah ROE. Je leur explique ce que je viens de voir et mon ressenti. De leur côté, ils ont été élevés dans l’optique que ces gens de couleurs n’ont pas d’âme et valent moins qu’un animal. Depuis des décennies, les négriers propagent cette croyance.

Mais, à force de côtoyer, de travailler avec ce peuple venu d’Afrique, ils ont appris à les connaître, à voir dans leur regard, dans leur façon de vivre la même humanité que celle des blancs et, de ce fait, à mieux les considérer. Les traditions, les coutumes sont ancrées dans les esprits, ils doivent s’y plier pour ne pas être exclus de leur communauté.

Malheureusement, ils connaissent des propriétaires terriens qui brutalisent leurs esclaves. Par contre, d’autres exigent, par testament, que leurs héritiers les traitent bien sous peine de les perdre.

Cet entretien met mes hôtes mal à l’aise, je dévie donc la conversation sur le métier de médecin de la prison, du concours auquel il participe pour son orangerie, de sa fille et de la France. Oui la France où ils comptent s’installer. Je leur parle de ma région, de la pluie, du vent, du froid. Tous des mots qui font frissonner de bonheur le couple. J’essaye d’amener la discussion sur sa vie avant l’armée, ses études mais ses réponses sont aussi nébuleuses que ses origines anglaises. Nous bavassons encore quelques temps mais leurs voix s’éloignent, je sais ce que cela veut dire, je vais me réveiller…

Mon Dieu, 10 heures !

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