La complainte

J’ai les larmes aux yeux, je repousse la chaise, me lève et me dirige vers la cheminée, une douce chaleur m’envahit, j’ai besoin de me changer les idées. Je mets un disque sur le gramophone, Je m’installe confortablement et j’écoute. Chopin emplit la pièce et calme mon tourment. Les rayons d’un pâle soleil viennent se mesurer aux rougeoiements des flammes. Seule la pierre de la cheminée se laisse caresser par l’astre solaire. Je me sens mieux, un petit encas et je me remets à ma tâche.

Eugène et Geneviève LE PETIT ont rejoint les Joséphine LE PETIT, fille et mère, à Paris. Ils vivent à moins de trois kilomètres des deux femmes. Ils veulent vivre à nouveau. Trop de souvenirs douloureux à Boulogne sur Mer, ils espèrent que l’éloignement apaisera leur chagrin.

Geneviève a emmené le fauteuil à bascule sur lequel elle a bercé chacun de ses bébés. Elle l’a installé dans un coin sombre de l’appartement, elle ne veut pas attrister Eugène quand elle ne peut retenir ses larmes. Elle se souvient de chaque naissance : Ernest son tout premier, Marie sa première fille qui a vécu quatre années, quatre années où elle a profité de sa petite princesse mais la Faucheuse l’a emportée comme les autres. Arthur 3 années, Léon, Eugène, Jules, la douleur est trop forte, son corps tressaille sous les assauts des sanglots, tous ces petits corps sans vie… Ernest son petit soldat a survécu huit ans, dans chaque rue elle croit le voir, son décès date que de 2 mois, Henri puis Anne morte il y a presque trois ans.

Ernest et Louise ses deux survivants l’entourent de leurs bras et l’embrassent à tour de rôle. Geneviève leur sourit, quitte ce fauteuil et les emmènent vers le canapé. Au passage, elle prend un livre dans la bibliothèque. Les deux enfants âgés de 11 et 7 ans se blottissent contre leur mère qui commence la lecture.

Eugène n’est pas dupe, il connait le chagrin de son épouse comme il connait le sien. Pas un jour ne passe sans qu’il ne pense à ses petits. Pourquoi ? Sont-ils nés plus fragiles que la plupart ? Ne les a-t-il pas suffisamment protégés ? A part Marie et Ernest, ses petits sont morts de façon subite et inexpliquée. Les médecins restaient sceptiques, le curé : c’est la volonté de Dieu ! Je n’ai donc pas les faveurs du Tout Puissant ! Les employés du service de l’état civil de Boulogne sur Mer, me voyaient tous les ans ou presque pour annoncer une naissance ou un décès. Les dernières années, ils n’osaient plus me regarder dans les yeux de peur de voir l’abime de mon désespoir. Ces questions restent sans réponse. Perdu dans ses pensées il est ramené à la réalité par les rires de ses enfants.

La servante leur annonce que le diner sera servi dans 15 minutes. Geneviève et Louise mettent la table, Eugène et Edgar font mine de les aider. La famille s’installe à table. Le repas terminé, les filles s’enfuient dans la salle d’eau et laisse les garçons débarrasser la table. Louise était passée par la cuisine pour que Noémie, la servante, n’intervienne pas. Geneviève et Louise riaient. En chemise de nuit, la petite gagne sa chambre. Elle sait que ses parents viendront lui souhaiter une bonne nuit ainsi qu’à son frère.

Le couple regagna le salon, Geneviève regarde son fauteuil mais finalement s’assoit près de son époux. Ils évoquent les péripéties de leur déménagement, le bonheur de retrouver les Joséphine et le jeune Hector frère d’Eugène. Geneviève a des projets ! Eugène regarde ce fameux fauteuil, il sourit, une idée lui trotte dans la tête. Facteur de piano, il n’a pas eu de mal à trouver du travail. Avec son premier salaire, il achètera un nouveau fauteuil pour une nouvelle vie.

En 1883 Edgar épouse Célestine ROUSSEAU, ils auront un fils Paul qui périra lors de la première guerre mondiale. Quant à Louise, elle restera célibataire.

Eugène                                   1843-1844                              15 mois

Marie, Eugénie                       1844-1848                                4 ans

Arthur, Eugène                       1845-1849                                3 ans

Léon, Eugène, Albert             1847-1847                               1 mois

Eugène, Emile                        1848-1848                                2 mois

Edgar, Ferdinand, Adolphe   1849-1918                            68 ans

Jules, Victor                            1850-1852                              15 mois

Ernest, Désiré, Maurice         1852-1860                               8 ans

Louise, Eve, Angeline            1853-1929                              75 ans

Henri, Alfred, Maurice           1855-1855                              7 mois

Anne, Amélie, Coralie            1856-1857                              9 mois

Eugène et Geneviève ont quitté cette terre à 81 ans, Eugène a rejoint son épouse en 1901, 9 mois après sa chère et tendre.

Je referme mes cahiers, je range les documents et je sors. Dans le parc, des enfants jouent, leurs cris, leurs rires, leur mine réjouie cicatrisent mon cœur. La vie est belle, je m’avance vers le plan d’eau, des cygnes glissent sur l’étendue à peine écorchée par le déplacement de leurs pattes sous l’eau. Je marche le long des allées, la joie emplit mon cœur. Maintenant, je peux rentrer.

Une réflexion sur “La complainte”

Laisser un commentaire