Le vieil homme et la fillette

Je regarde par la fenêtre de mon appartement, un pâle soleil caresse les branches squelettiques des arbres. Elles se contorsionnent pour bénéficier des bienfaits de cet éphémère cadeau. C’est l’heure de la marée, le vent va se lever et ramener son lot de nuages. Depuis quelques jours, un vieil homme courbé par le poids des ans et du labeur, entre dans le parc. Il marche à petits pas comptés s’aidant d’un bâton de pèlerin. Une fois, il a levé la tête. A-t-il senti que je l’observais ? La rue est large, je ne pense pas qu’il m’ait vu. Dessous sa casquette, j’y ai aperçu ses yeux très clairs, son nez assez proéminent, sa bouche si fine qu’elle semble disparaitre sous sa moustache épaisse et broussailleuse et son menton saillant. Il a haussé les épaules et a repris son petit bonhomme de chemin. Des chaussures, un manteau, le chapeau, je descends, sort, traverse la rue et entre dans le parc.

Je prends à droite, je suis le parcours le plus long et profite de cet air vivifiant, du bruit de mes pas sur la terre battue, le pas des chevaux à quelques mètres derrière ce rideau d’arbres, le clapotis de l’eau de la fontaine. Il est là assis devant la fontaine des « trois grâces », il a les yeux entrouverts, il respire à pleins poumons, il profite de cette quiétude. Il est vieux, il a travaillé toute sa vie, il a le droit de se reposer. Sur le banc opposé, une jeune femme d’une trentaine d’années accompagnée d’une jolie petite fille lit à haute voix. L’enfant est bien plus intéressée par le vieil homme que par l’histoire lu et relu par sa mère ou sa gouvernante. Elle se joue de ce qu’elle voit au travers des gerbes d’eau. Selon la force du jet, le vieux Monsieur semble se déformer et même disparaître. La lectrice referme le livre, le place dans son sac, attrape la main de la fillette et part. Le vieil homme se lève et regagne ses pénates à petits pas comptés, son bâton régulant sa marche. Est-ce le plaisir de voir ce charmant tableau qui l’attire ? A mon tour, je rentre chez moi la tête pleine de questions.

Depuis trois jours, des trombes d’eau accompagnées d’un vent violent détrempent la région. Ce qui n’est pas rare dans une ville côtière comme Calais. Une boue visqueuse parcourt les rues et rend glissants les pavés des voies principales. Ne parlons pas du parc, les allées se sont délitées sur ce qui était de la pelouse. Il faut attendre et patienter. J’aurai dû aller vers l’un ou l’autre. Non, trop rapide ! Restons calme et faisons autre chose. Calme, oui calme ! Je tisonne les braises de la cheminée, ajoute une bûche, me prépare une tasse de thé, mets un disque « Les nocturnes » de Chopin, m’installe dans mon fauteuil. Je bois à petite goulée, le thé que je fais venir d’Angleterre, ce délicieux nectar me réchauffe, la musique m’apaise. Je pose ma tasse. Mais qui est cet homme, il vient du fond de la rue à petits pas comptés, aidé de son bâton, il vit peut-être dans le quartier ?!! Je ne peux pas m’empêcher de penser à ces gens et je rage de ne pas savoir.

Toute une semaine, à attendre, à faire les cent pas, à ne sortir que pour le stricte nécessaire. Depuis hier, le soleil est revenu et assèche les sols. Les jardiniers ont enlevé les branches tombées des arbres et essayé de redonner forme aux allées. Mon petit vieux est là à l’entrée, s’il espère voir nos deux jeunes femmes aujourd’hui, il se trompe, aucune femme ne risquerait de gâter une de ses robes dans cette bouillasse, sauf moi ! Je descends les escaliers un peu trop vivement, je termine les dernières marches sur le séant. Effrayée par le bruit ma bonne Sidonie sort de son logement et m’aide à me relever. Mon talon s’est pris dans l’ourlet de ma jupe. Plus de bruit que de mal. Je la remercie et sort. Je retrouve le vieil homme sur son banc près de la fontaine. Un regard circulaire me montre que tous les autres sièges sont encore couverts de détritus. D’un geste de la main il m’invite à m’assoir à ses côtés. Il devait être blond ou roux dans sa jeunesse, non blond, pas de tache de rousseur et une peau très pâle, très fines. En fin de compte, son menton n’est pas si saillant. Lorsqu’il parle, quand il avale sa salive, ses lèvres semblent disparaître dans sa bouche édentée et son menton remonte presque jusqu’à son nez. Il s’est rendu compte que je le dévisage. Il me sourit.  » Je vais vous raconter mon histoire Mademoiselle Rose ». Il me connait !? « Tout le monde dans le quartier vous connaît, vous êtes une personnalité« . Je rougis jusqu’aux oreilles. Je me ressaisis, lui rend son sourire et l’écoute. Son père est né en Hollande, il a participé à la bataille de Fontenoy en 1745. Il n’est jamais reparti dans son pays, il a longé la côte et a fini par s’installer à Calais. Il a épouse une jolie blonde aux yeux bleus et ont eu une ribambelle d’enfants. Trois seulement ont survécu à l’enfance. Ses sœurs Ingrid, Bente et lui Andreas. Comme son père, il était tailleur de pierres. Avec un regard plein de malice, il me dit que certains des blocs qu’il a taillés ont servi à construire ces maisons. Il venait de désigner ma rue. Il avait épousé une belle Irlandaise à la longue chevelure rousse. Elle était fragile, trop fragile. Elle est morte en mettant au monde une petite poupée aux cheveux blond vénitien. Sa petite Angélique a vécu cinq années, cinq années de félicité, cinq années où il a essayé de faire le bonheur de sa fille. Elle avait hérité de la faiblesse de sa mère, une fièvre l’a envoyée aux pays des anges. Il s’est levé et a disparu à petits pas comptés, aidé de son bâton au fond de l’allée. Je l’ai laissé, un flot de souvenirs douloureux étaient remontés du fond de sa mémoire. Je rentre chez moi, un poids sur le cœur.

La pluie et le vent se sont, à nouveau, invités. C’est déprimant, je préfère nettement, le froid et le gel. Il est près de 14 h lorsque l’on frappe à la porte. Comme à son habitude, notre chère Sidonie s’empresse d’ouvrir. « Melle Rose, c’est pour vous » Monsieur Andreas, je ne lui ai pas demandé son nom de famille ! Monsieur Andreas est dans l’encadrement de la porte, un paquet de chez le pâtissier à la main. « Un vieux monsieur comme moi peut rendre visite à une jeune femme sans qu’il y ait matière à colporter » Je l’accueille avec grand plaisir. Il monte les escaliers à petits pas comptés et entre. Je l’installe dans l’autre fauteuil devant la cheminée, il préfère le café au thé. Il ouvre avec précaution son paquet, remarque les assiettes à dessert dans le buffet. Je m’empresse de mettre sur la table la vaisselle, la pelle à tarte et des cuillères. Il met un gâteau dans chaque assiette, ajoute la petite cuillère. Il me regarde avec le sourire, débarrasse le guéridon, y met les deux assiettes en s’assurant qu’il reste de la place pour les tasses. Il roule délicatement l’emballage et le met dans sa poche. Il est prêt à s’assoir sur Mon fauteuil, il remarque le châle sur le dossier, comprend et s’installe sur l’autre siège. Les deux tasses de café rejoignent les assiettes. Il s’est, tout à bord excusé d’être parti si vite, de ne pas s’être présenté : Andreas Derycke. Nous dégustons notre part de tarte et notre tasse de café fait à l’instant. Il mange avec délectation, ses gencives broient la nourriture sans difficulté, il boit à petite gorgée comme pour faire durer le plaisir plus longtemps, un léger bruit de succion l’accompagne. Nous avons parlé encore un long moment en écoutant de la musique. Il s’est levé a enfilé son manteau, prit son bâton qu’il avait lui-même taillé dans du châtaignier quand sa hanche droite a commencé à le faire souffrir. Sur pommeau, il a sculpté une chevelure épaisse et ondulée. Il est descendu à petits pas comptés. Il m’a souri, Il est reparti sous une pluie battante.

Il ne s’est jamais remarié. Pour survivre, il sculpte non pas dans la pierre mais dans le bois. Sur les marchés, il vend ses œuvres, de petits personnages, des jouets, des ustensiles de cuisine. Il a de quoi subvenir à ses besoins. Depuis plus de quarante ans il cherche le visage de son enfant dans toutes les petites filles qu’il rencontre. Je lui propose de lui permettre de l’aider à parler à l’enfant de la fontaine, il ne le veut pas, le charme serait rompu.

Je l’ai rejoint sur ce banc durant de nombreuses années. Les petites filles blondes ou rousses rencontrées au hasard des allées de ce parc ont fait perdurer le souvenir de sa petite Angélique. Un matin, une femme est venue me rejoindre sur le banc. Andreas était décédé la veille. Il est parti la rejoindre à petits pas comptés, aidé de son bâton. Elle me donna un paquet : une petite statuette d’une vingtaine de centimètres à mon effigie.

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