Péripéties d’un voyage à Paris

par Mademoiselle Rose

Je suis excitée et tourmentée à la fois ! C’est la première fois que je vais prendre le train et la première fois que je me rends à Paris mais je ne suis pas à une expérience près ! J’ai appris que Monsieur Allart BERNEL sera sur la scène du Théâtre de Belleville le 1er janvier 1860 et que son spectacle vaudra d’être vu.

Boucler ma valise n’a pas été une mince affaire. J’y avais mis ma plus belle robe pour les sorties, quelques bijoux de pacotilles mais ces dames n’étaient pas de cette avis. Une Anglaise m’apporta une magnifique robe incrustée de dentelle noire, un joli collier de perles prêté par une autre de ses Ladies, un chemisier réhaussé d’un tulle au niveau de l’encolure. Ces dames voulaient que je sois une ambassadrice du savoir faire de Saint Pierre les Calais. Quant à Melle BONNET, elle me prêta manteau, chapeau, gants, et autres fanfreluches. Je rougissais de plaisir et gloussais des remerciements. Mon bagage enfin bouclé, les derniers renseignements pour le voyage pris, je me mets au lit tout en sachant que je ne pourrai pas dormir.

A l’aube, je me lève, mets des bûches dans la cheminée et fais chauffer une grande quantité d’eau. Une fois de plus, j’ai remonté la cuve de la cave pour prendre un bain. Le temps passe, je vais devoir me laver à l’eau tiède si je ne veux pas être en retard. Des coups dans ma porte, je reconnais la délicatesse de ma voisine, c’est une maitresse femme grande et forte comme un homme, je lui ouvre, elle entre avec dans chaque main un énorme seau d’eau fumante, en deux mouvements elle s’est débarrassée de sa charge et repart du même pas chercher le dernier seau. Je veux la remercier avec quelques pièces mais elle ne veut pas, elle me regarde, ses yeux s’illuminent : « apporte moi une babiole de Paris ». Avec grand plaisir chère voisine ! Je referme la porte et me glisse dans ce délice.

Je suis prête, je sors de chez moi et me dirige vers le terminus des diligences. Il gèle à pierre fendre en cette dernière semaine de 1859, plus d’une fois je glisse sur une plaque de verglas. Tout semble figé par le froid, il n’y a pas eu de vent cette nuit, les branches des arbres sont restées emprisonnées par le gel, sous la pâle lueur de la lune la route n’est plus qu’une longue étendue scintillante et bleutée, des stalactites pendues aux chéneaux et aux volets semblent avoir été travaillées par un tailleur de pierre, sur certaines fenêtres le givre a esquissé des formes symétriques fines, presque irréelles. Je presse le pas.

La diligence pour Lille est enfin arrivée, je m’y installe. Un homme arrive à la dernière minute et monte. Il me salue d’un geste de la tête et se plonge dans la lecture de son journal. La route est cahoteuse, les arrêts pour prendre d’autres passagers sont nombreux. La diligence s’anime, les conversations vont bon train, le voyage parait plus court.

Lille enfin ! La cohue, le brouhaha ! Je n’ai pas l’habitude de ville de cette importance ! Dans les rues se côtoient du gueux à l’aristocrate, les boutiques se succèdent, les marchands vantent leur étal pour attirer les clients, des enfants nous tirent la manche pour obtenir une pièce ou deux. Le froid est intense, les joues sont rougies, certains grelottent sous leur guenille, d’autres remontent leur col de vison. Je saute dans le tram qui va me conduire à la gare.

La locomotive fonctionne grâce à une machine à vapeur alimentée par le charbon, la bête de fer est sur le point de s’ébranler. Je m’assois dans un wagon où d’autres femmes ont pris place. Nous nous saluons et commençons à parler chiffon. Une de ces dames remarque la délicatesse du tulle qui borde les manches de ma chemises. Elle est perplexe, la qualité de mes vêtements lui montre que je ne suis pas riche mais elle connais très bien le prix de la dentelle dans les boutiques des grandes villes. Avec un sourire, je lui passe une petite carte où j’ai pris la peine de noter les coordonnées de mes amis fabricants à Calais. En quelques phrases je fais de la réclame. Les heures sont interminables, les villages, les bourgs défilent les uns après les autres, ils sont tous engourdis, les rues sont vides, les paysages si bucoliques par beau temps sont fantomatiques, irréels. Nous nous arrêtons à Amiens, une certaine animation envahit cette petite gare, le temps que le flot des voyageurs se disperse. Un dandy, émoustillé par le nombre de jolis minois de ce wagon s’installe parmi nous. Jusqu’à destination ce ne fut que courtoisies, plaisanteries, rire et rougissement de ces femmes mariées, pour la plupart, mais pas insensibles à la flatterie.

Enfin Paris ! La gare est bien trop petite pour gérer le flot constant de voyageurs, nous sommes les uns contre les autres, il me faut un temps fou pour quitter cet endroit. Heureusement, la gare va être reconstruite à partir de 1861.

Haussman 1809-1891

L’enfer sur terre, toute la ville est un vaste chantier. Des quartiers entiers sont rasés pour laisser place à des avenues rectilignes bordées d’immeubles semblables où seuls les plus aisés peuvent se loger. Le maitre d’œuvre s’appelle Georges Eugène HAUSSMANN. Je saute dans une calèche et me fais conduire à la pension de famille tenue par Edward et Maud BROWN. Je suis intriguée, dans les rues il n’y a pas cette odeur immonde. Le caniveau ne se situe pas au milieu de la chaussée mais de chaque côté au ras du trottoir. L’eau y est presque propre, pas d’eau croupie, pas d’excrément. Je compte bien poser la question à mes hôtes.

Le cocher passe ma malle à l’employé du couple BROWN. Monsieur Brown paye la course, m’accueille et me demande des nouvelles de son père Calaisien d’adoption depuis quelques années. Mme BROWN m’accompagne à ma chambre, et ouvre une porte. J’entre, quelle ne fut pas ma surprise ! Cette pièce est appelée salle de bain, en effet en plus du lavabo, il y a des toilettes et une baignoire. Je ne les avais vu que sur les catalogues de Monsieur CAPET notre quincailler. De plus, l’eau sale est directement envoyée par des canalisations dans les égouts. Monsieur HAUSSMANN a chassé les pauvres et les ouvriers du centre ville mais il a également contribué à améliorer l’hygiène. Le repas est servi a 19 heures dit la maitresse des lieux en refermant la porte. J’ai le temps de ranger mes vêtements, de changer de tenue avant de descendre.

La salle à manger est de belle taille, une tablée de 12 couverts y est dressée. Les meubles, la vaisselle viennent d’une boutique de Londres, ce n’est pas pour rien que sur la façade est noté « Pension de famille So British », j’adore ce franglais (ce mot n’existe pas mais qui sait). Les pensionnaires descendent par petits groupes, certains sont des voyageurs de commerce Anglais qui se retrouvent dans un environnement familier, d’autres sont des Français de toute région qui aiment le flegme et la galanterie britanniques. Le repas est essentiellement constitué de mets français, seul le petit déjeuner est typiquement Anglais. La soirée se passe au mieux en charmante compagnie. Je prends congé et monte me coucher. Une femme de ménage a ouvert mon lit et glissé une bouillotte bien chaude entre les draps. La tête sur l’oreiller je m’endors, cette journée a vraiment été éreintante.

Au réveil, je ne peux pas résister à l’envie de prendre un bain dans une baignoire et non dans une cuve qui sert également à faire la lessive. A chaque étage, une pièce est dédiée au bien-être des convives. Du linge en profusion, un réchaud pour chauffer l’eau des bains et une multitude de produits de toilette.

Le petit déjeuner m’est servi dans ma chambre, « pour une fois » dit notre Lady avec son charmant accent. Après ce repas gargantuesque pour une petite Française, je me glisse dans mon bain. Je suis allongée de presque tout mon long, je flotte, c’est si délicieux ! J’y resterai bien des heures mais le programme de la journée est chargé.

 Je vais visiter le Louvre. Napoléon III achève le Grand Dessein voulu par Henri IV et poursuivi par Napoléon Ier. Pour la première fois, le palais des Tuileries et le palais du Louvre forment un seul et même ensemble, le plus vaste et l’un des plus majestueux d’Europe. Le musée est a quelques arrêts d’omnibus, chaudement vêtue je suis le plan que m’a gentiment dessiné l’un des pensionnaires. Aller tout droit, prendre la troisième rue à droite puis la seconde à gauche, encore une centaine de mètres et je serai devant la voiture. C’est une femme qui composte les billets, dois-je venir m’installer à Paris pour espérer qu’un jour mes écrits soient publiés ? Non, les femmes sont cantonnées aux viles tâches. Je compte les arrêts 3, 4, – je descends. Au coin de la rue la bâtisse me fait face, moi si bavarde, je reste coite. Il me faut quelques minutes pour continuer d’avancer.

Le grand Louvre

A l’intérieur les salles se succèdent, sculptures, peintures, la Joconde dans le salon carré et bien d’autres merveilles venues d’époques et de lieux différents. Je ne sais plus où poser les yeux, je suis émerveillée par le talent de ces artistes. Au bout de deux heures, je ressors le cœur et l’âme remplis d’allégresse. Malgré le froid persistant je me dirige vers le bois de Boulogne où sont prévus des travaux pour la création d’un jardin d’acclimatation. De rares promeneurs arpentent les allées du bois, la boue cache les plaques de verglas, la promenade devient trop périlleuse, je rentre.

Nous sommes le 31 décembre 1859, les BROWN convient les pensionnaires restés sur place à fêter la nouvelle année en leur compagnie, ils ont embauché du personnel pour l’occasion. Je me suis installée dans le petit salon avec ces dames, les unes brodent, les autres papotent, j’essaye d’écrire mais pas facile quand on est interrompu à chaque minute. J’ai pensé un instant monter dans ma chambre mais ça serait totalement déplacé de ma part. Edward se met à chanter, une voix féminine douce et mélodieuse l’accompagne, c’est l’une des petites mains engagées pour la circonstance. Le duo est charmant, le temps passe plus vite. Maud nous appelle pour nous faire admirer la décoration de la salle à manger. Elle rougit sous nos applaudissements. Une bonne odeur sort de la cuisine mais Maud ne nous laisse pas approcher. Il est l’heure d’aller nous changer. Une jupe de velours noir, une chemise en lin brodée et réhaussée de dentelle, le camée de ma grand mère, un chignon plus élaboré, un léger voile de parfum et je suis prête. Maud fait retentir la cloche, il est temps de descendre.

Elégamment, Edward nous conduit à nos places attitrées. La jeune chanteuse a été priée d’animer la soirée de sa voix de rossignol. Les plats se succèdent aussi succulents les uns que les autres, les vins et boissons alcoolisés font rosir les joues des femmes et hausser le ton aux hommes. Il est minuit, personne ne déroge à la règle, les accolades et les baise-mains se succèdent. Nous nous dirigeons vers les petits salons, les hommes pour fumer et boire sans nous déranger et surtout pour rester entre eux, les femmes pour papoter sur les hommes et pour boire un petit Cherry. Il est plus d’une heure quand nous montons nous coucher.

Pas d’heure imposée pour le petit déjeuner, nous sommes servis dans notre chambre à la demande. Cet après-midi je me rends au théâtre de Belleville à la périphérie de Paris. Je profite de ces quelques heures pour écrire ou, tout au moins, noter mes souvenirs, mes impressions. Je me lasse vite de cette tâche et rejoins ces dames au petit salon. Les discutions sont animées et entrelacées de rire, j’ai emporté quelques cartes pour que mes compagnes du jour puissent visiter les manufactures et acheter de cette dentelle à la qualité irréprochable et au prix plus que raisonnable. Contente, je vais me changer pour le spectacle. J’avais prévu une superbe robe noire mais, selon mes hôtes et les habitués de la Capitale ma tenue est bien trop chic pour le quartier. Je m’habille plus simplement, prends un coche et me rends dans ce théâtre.

Lors de ma dernière visite à Boulogne, Etienne LE PETIT m’a demandé de remettre des documents à ses enfants Joséphine et Etienne. Tous deux vivent à Paris et vont justement assister à ce vaudeville. Je les retrouve devant l’entrée. Etienne et sa femme nous ont réservé une table bien placée, nous nous installons.

« Les lumières s’éteignent, le rideau se lève et, d’un pas sûr, Allart BERNEL s’avance sur la scène du Théâtre de Belleville. « Ô Bellevillois ! Non, pas Bellevillois… Ô Parisiens de barrière. Parisiens ! Salut ! Salut aussi, ô Parisiennes », lance-t-il, goguenard. Les rires fusent dans la salle, certains jaunes. Car le spectacle du Nouvel An a une tonalité particulière ce 1er janvier 1860. Depuis minuit, Belleville n’est plus une commune indépendante. Pis, voilà cette cité de 65 000 âmes écartelée, répartie en deux nouveaux arrondissements de Paris. « A présent, tant pis pour ceux qui sont de Belleville, patrie des groseilles à grappes, reprend le comédien. Endormis hier nés natifs du canton de Pantin, ils se sont réveillés, ce matin, tous Parisiens ! « 

En une nuit de 12 Paris passe à 20 arrondissements. Charonne, Belleville, la Villette, Vaugirard, Grenelle, Passy, Auteuil, Batignolles-Monceau, Montmartre, la Chapelle et Bercy font maintenant partis de Paris, le mur des Fermiers généraux est détruit. Les services de perceptions s’installent le long de cette nouvelle ceinture. Les habitants qui vivent entre le mur des fermiers généraux et la nouvelle périphérie devront maintenant payer l’octroi comme tout parisien.

« C’est pour dire adieu à ce mur, mais surtout aux plaisirs à bon prix qu’on pouvait y trouver à l’extérieur, qu’Allart Bernel se met à chanter sur la scène du Théâtre de Belleville : « Moi, la fleur des titis, j’aimais à la barrière, faire l’école buissonnière, en gamin de Paris. « 

Malgré l’atmosphère un peu électrique, j’ai passé un bon moment dans un village condamné à ne plus être qu’un nom quartier, j’ai pris plaisir à écouter l’accent des titis parisiens, la gouaillerie aide ces braves gens à accepter l’inévitable.

A la fin du spectacle, Joséphine, Etienne et Geneviève m’invitent à passer quelques jours à Paris. Je logerai chez Etienne et Geneviève. Nous pourrons parler de cette vie trépidante dans la ville des lumières, de notre très chère région. A peine sortie qu’un coche s’arrête devant moi, c’est le même homme qu’à l’allée. Je salue mes compagnons de spectacle et monte dans la voiture. Ce bon Monsieur connait parfaitement les heures de sorties des théâtres et autres lieux de divertissements, il s’est dit, avec une jeune Dame pas de souci d’ivresse ou de baston et elle a toujours une petite pièce en plus à donner. Rentrée, je me dirige vers la salle à manger, ils sont tous à table et m’attendent. Entre deux plats, je leur fais un petit résumé de la soirée, je leur parle de la chanson de M. Bernel écrite pour l’occasion, de la tension palpable, des inquiétudes de ces gens pour leur avenir. La discussion est animée, nous restons tous dans la salle à manger. Pour les uns ce n’est que justice, pour les autres c’est accepté avec une certaine amertume, finies les virées dans ces villages où tout était moins chers. Je prends congé avec difficulté, demain je me lève aux aurores pour rentrer chez moi.

Réveillée à l’aube comme prévue, j’entends que l’on s’affaire dans une autre pièce. De petits coups sont frappés à ma porte, une servante me fait savoir que mon bain est près. Quelle gentille attention envers une pauvre fille qui va retrouver ses bassines. Il a été préparé dans la salle de bain du palier. Il y en a une qui va rougir de jalousie. Vite, la toilette, fermer ma valise, dire au revoir aux personnes levées, sauter dans le coche, monter dans le train et profiter de ce voyage de retour. Il fait toujours aussi froid mais le soleil s’est levé. Paysages, gens, animaux semblent se réveiller d’une longue nuit. Nous sommes moins nombreux à retourner dans le Nord. Les visages sont tirés par la fatigue, chacun reste blotti dans son coin, je m’endors. C’est l’arrêt à Amiens qui me sort de ma torpeur. J’essaye d’écrire mais le train n’est pas des plus confortable. Je range, me replonge dans la contemplation du paysage. Le soleil se couche, il incendie l’horizon et disparait. Engourdie par le roulis je me laisse plonger dans un demi sommeil. Chaque lumière, chaque bruit me fait sursauter. Le train freine et s’arrête, nous sommes arrivés à Lille. encore, quelques heures en diligence et c’est la fin du voyage. Arrivée en pleine nuit je décide, malgré le poids de mon bagage de marcher jusqu’à l’immeuble où je vis, de monter les deux étages, d’ouvrir ma porte et de m’affaler sur le fauteuil. Ma chère, ma très chère Léonie Bonnet a allumé le feu, une soupe est posée dans l’âtre, elle est juste à la bonne température. J’ajoute une bûche et me délasse sur la méridienne. Au petit matin, je suis toujours sur le sofa, le sommeil m’a fauchée là. J’ai de quoi raconter à mes amis et des cadeaux à distribuer, je suis heureuse d’être de retour, je ne pensais pas tant aimer cette région et ses habitants.

Une réflexion sur “Péripéties d’un voyage à Paris”

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