Samuel, le tailleur d’habit

Depuis 7 mois nous sommes au XXe siècle, siècle de toutes les espérances, siècle de prospérité et d’abondance. Ce mois de juillet est particulièrement agréable. Je dois me rendre chez un tailleur de la rue des Fontinettes, je voudrai deux nouvelles toilettes pour aller à l’opéra.

Pour se baigner en toute intimité

La matinée est magnifique, un soleil déjà bien chaud pour l’heure matinale me fait plisser les yeux, une légère brise iodée, le va et vient des vagues, la douce chaleur qui emplit chaque parcelle de mon être me plongent dans la félicité. J’ouvre les yeux. Pour quelques sous, des roulottes sont mises à la disposition des baigneurs pour les conduire au plus près de l’eau et épargner leur pudeur. De jeunes hommes tractent ces chariotes à longueur de journée. Je reconnais le jeune Ernest, un voisin, je lui fais signe. A l’abri des regards j’ai pu enfiler un costume de bain, sortir en toute discrétion et me plonger dans cette eau. Le premier contact est plutôt désagréable. Malgré la chaleur et le peu de vent l’eau est plutôt froide mais le corps s’habitue très vite et l’expérience devient délicieuse. Je patauge, j’ essaye différents mouvements de la nage mais entre les indications lues dans une revue et la réalité il y a un monde ! Je ne compte plus le nombre de fois où je bois de cette eau salée. Je crache, tousse, autour de moi de plus en plus de baigneurs, il est temps de sortir. Je remonte dans la roulotte et me change. Mes cheveux sont mouillés et le chignon ne tient par je ne sais quel miracle. Ernest me ramène près de la jetée et me salue avant de repartir vers une autre cliente. Le Casino est à quelques pas de moi mais j’y reviendrai un autre jour. Je parcoure les quelques centaines de mètres qui me séparent de la rue Royale à pieds et je saute dans le tramway. Je descends rue de la gare près de chez moi.

Cela fait déjà quelques mois que j’ai déménagé à Saint-Pierre-Les-Calais au premier étage de l’une de ces maisons bourgeoises, près du parc Saint Pierre. Au rez-de-chaussée vis Madame WEST, une descendante de John WEST. Son fils John Louis, m’a demandé de veiller sur sa mère, c’est avec grand plaisir que j’ai accepté. C’est une personne charmante cultivée et pleine de ressources malgré son âge.

De puis un an déjà je publie mes articles sous les initiales RW, Tout se fait par correspondance pour cacher mon identité. J’ai des amis qui m’aident aussi bien en France qu’en Angleterre. A sa mort ma très chère Melle BONNET a fait de moi son héritière. Son impatience, son bavardage incessant, même le bruit de sa jupe frottant sur les meubles me manquent, je ne sais ce que je donnerais pour revivre une journée en sa compagnie mais la vie continue. J’ai vendu l’immeuble et je fais fructifier mon pécule.

L’appartement élégamment meublé est bien plus grand que celui de Calais. Je dispose d’une cuisine, d’un séjour, d’une chambre, d’une petite pièce où j’ai installé mon bureau et, sur le palier, une salle de bain. Les fenêtres du séjour et de la cuisine donnent sur le parc, la chambre et le bureau sur une cour intérieure, plutôt un petit jardin anglais et la ligne de chemin de fer. De mon ancien logement j’ai rapporté ma méridienne, mon écritoire, des bibelots, de la vaisselle, une ombrelle, des gants et un châle offerts par Melle BONNET, J’ai plaisir à ouvrir mes fenêtres et à contempler cet espace de verdure, l’arôme de différentes fleurs, de différentes essences de bois viennent me caresser les narines.

Ces Messieurs, les fabricants de dentelle Anglais et Français, hormis des usines de plus en plus grandes, font construire des logements pour leurs employés. selon le niveau social les maisons sont différentes, de grandes bâtisses à leur intention, des maisons à étages pour leurs employés qualifiés et de petites masures pour les ouvriers.

Dans presque chaque section de Saint-Pierre-les-Calais, ce genre structure sociale est reproduite. Après leur 11 heures de travail les ouvriers rejoignent leur famille dans ces maisonnettes où ,comme à la campagne, la promiscuité est de rigueur. Les contre-maîtres, les employés de bureau sont mieux lotis. A l’étage, ils ont une ou deux chambres ce qui donne un espace plus grand pour les pièces de vie.

Le parc St Pierre vers 1900

Après un repas frugal, dans la quiétude de mon bureau, je travaille. Je referme mes cahiers, il est 20 heures, le temps est si doux, je vais me promener dans ce petit paradis vert en face de chez moi. Je ne suis pas la seule à profiter de cette soirée dans ces allées de verdure. Le soleil va bientôt se coucher, l’ombre des arbres se fait plus grandes, les fleurs ferment leurs corolles, les oiseaux rejoignent leur nid. L’air s’emplit des effluves de la nuit, la terre exhale une odeur suave et chaude, l’essence des êtres et des choses qui se sont trouvés dans ce lieu finissent de troubler mes sens. Je rentre.

Dormir les fenêtres ouvertes et être réveillée par le chant des oiseaux n’est ce pas le rêve ? ! Un café, une tranche de pain et je suis prête à partir. Je vais me rendre chez un tailleur d’habit pour quelques travaux de couture. C’est M. Samuel BOURGEOIS qui me reçoit. « Les réparations, et transformations des vêtements sont faites par la maison mais pas la confection, je suis désolé Mademoiselle. » Je sors de la boutique. Je n’ai pas fait 10 mètres que M.BOURGEOIS me rejoint du courrier à la main. Il a prit le prétexte de poster les lettres pour pouvoir me parler. Il me propose de confectionner mes robes. Il me donne discrètement son adresse, son épouse prendra mes mesures et fera les essayages. Dimanche vers 10 heures si ce n’est pas trop tôt pour vous. Impeccable !

Samuel et Catherine BOURGEOIS-POINTEZ et leur cinq enfants vivent au 19 rue du 29 juillet. Catherine et son ainée travaillent pour une entreprise de dentelle. Je suis accueillie par une jeune femme d’à peu près mon âge, Léonie je suppose. Madame BOURGEOIS, une petite femme aux cheveux presque blanc me propose une tasse de café que j’accepte avec plaisir. Elle est effileuse, elle enlève les fils qui rattachaient la pièce de tissu au métier. Léonie 16 ans travaille en usine, Berthe 12 ans, Fernand 10 ans, Alice 7 ans et Gaston 6 ans sont en vacances en ce mois de juillet. Dans deux ans une petite fille prénommée Marguerite, la grand mère de notre Catherine, verra le jour mais chut !

La maison n’est pas bien grande mais très bien tenue, chaque chose a sa place et chaque place a sa chose. M. BOURGEOIS nous rejoint, en quelques phrases je lui explique ce que je désire. Il disparait dans un placard près de la cheminée, il en sort des pièces de tissus et de dentelles. Il vous faut des tissus légers et de couleurs claires. Je lui donne une avance pour qu’il puisse acheter les fournitures. Catherine et Léonie m’emmènent à l’étage pour prendre mes mesures. En bas des escaliers Samuel crie ses ordres mais ces dames connaissent la chanson, le mètre ruban se promène sur mon corps, Catherine note toutes les indications données par sa fille. Le temps que je me rhabille, Léonie descend sermonner ses frères et sœurs qui font une joyeuse pagaille. Catherine me propose une autre tasse de café que l’on va boire dans la cour au calme. Berthe essaye de nous rejoindre mais Léonie la rattrape avant qu’elle n’ai passé la porte. J’inspire confiance, les gens se confient facilement à moi. Catherine me parle de ses quatre bébés qui n’ont pas atteint leur premier anniversaire, de Léonie qui ne veux pas se marier, de ses petits, de sa vie. Samuel nous rejoint, il a apporté quelques croquis : la forme de cette jupe avec cette chemise mais avec les manches de celle-ci… Ca va, nous nous comprenons. Premier essayage dimanche prochain. Je prends congé. Je remonte la rue Gambetta, m’arrête dans mon épicerie préférée rue Lafayette et rentre chez moi. De ce temps là, j’achète très peu à la fois, les aliments périssent tellement vite. J’utile toujours le procédé d’appertisation que Melle BONNET mais pas ces jours ci.

La semaine passe très vite et je suis impatiente de voir le travail de Samuel et Catherine. Berthe et Alice m’ouvrent un grand sourire aux lèvres, le café m’attend sur la petite table de la cour, Léonie me tient compagnie le temps que Samuel donne ses instructions à sa femme. Je monte et enfile l’une des robes, je fais très attention, le surfilage est fragile, Catherine appelle son mari. Il inspecte le travail sur toutes les coutures, d’un geste précis il enlève une manche qu’il trouve mal ajustée. Il part dans une autre chambre le temps que je passe la seconde robe. Je lui ai fait parvenir une pièce de dentelle de grande qualité, elle orne maintenant le plastron de cette tenue. Par le sourire qui illumine son visage, je vois que Samuel est content de son travail. Je suis on ne peut plus satisfaite, le résultat est impeccable, je vais pouvoir parader avec ces toilettes de princesse. La livraison se fait le dimanche suivant à mon domicile.

Toute la petite famille est arrivée, Samuel déballe les robes. Elles sont magnifiques ! Je devine qu’il désire que je les passe. Catherine se propose de m’aider, j’accepte avec plaisir. Je défile dans mon salon sous les waouh ! des petites filles. Samuel est satisfait de son travail. Je lui passe discrètement une enveloppe contenant le solde de ce que je luis dois. J’ai préparé des sandwiches et de la citronnade, je leur propose d’aller manger sur l’herbe. Les enfants crient de joie. Samuel veut payer le repas, je lui propose plutôt un échange : des travaux de couture contre ce repas, Catherine sourit, Samuel accepte de bonne grâce. Il prend le panier et nous nous dirigeons vers le parc. Après le déjeuner, je prends plaisir à jouer avec les plus jeunes. Ereintée, je rejoins les adultes, nous discutons de choses et d’autres, le temps s’écoule paisiblement. Il est tend de rentrer, je veux leur appeler une calèche mais ils préfèrent marcher. Je leur promets de passer leur rendre visite. De toute façon j’ai du ravaudage que je serai contente de lui passer. Heureuse de ma journée, je remonte chez moi. Tout est calme, le tic tac de la pendule n’est plus couvert par le babillage des enfants. Je range, je nettoie. La porte vitrée est pleines de petits doigts, si Léonie savait ça !

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