The great stink

Par télégrammes, M. John Pusey WINT Junior et moi avons discuté de l’état de la Tamise en ce début juillet 1858. Comme je suis une personne qui ne croit que ce qu’elle voit, je me décide donc de prendre le premier vapeur en direction de l’Angleterre. A Calais, la chaleur est accablante, le soleil darde ses rayons brulants. Prairies, cultures et plantes grillent. Les porteurs d’eau sont au bord de l’épuisement, ils ne peuvent satisfaire tout le monde. La plage est bondée, nous essayons de trouver un peu de fraicheur mais la brise légère ne change pas grand chose, seuls les enfants trouvent du réconfort, ils se baignent tout habillés. Je ne vous parle pas des odeurs qui se trouvent enfermées dans les rues étroites de Calais. Londres se trouve plus au Nord, John Pusey doit exagérer.

Des chaises longues ont été installées sur le pont du navire pour permettre aux passagers de profiter de la brise de mer. Je reste debout accoudée à la balustrade, la mer est d’huile, le soleil naissant est accompagné d’une Aura dorée qui se mire dans ce miroir brisé par le passage d’un bateau de pêche. Je profite de cette fraicheur toute relative. Plus le temps passe, plus la chaleur augmente. Nous arrivons à Douvres, l’omnibus pour Londres est à la gare, je m’étonne du peu de voyageurs. Dans quelques heures, j’y serai.

En descendant de la diligence, je suis saisis à la gorge par la puanteur qui règne sur la ville. John Pusey n’avait pas menti. Une calèche fermée m’attendait à la gare, je m’y engouffre un mouchoir sur le nez. Nous allons directement au 12 Kensington Square. Une servante nous fait entrer prestement dans la demeure et referme la porte. Toutes les fenêtres sont calfeutrées pour ne pas laisser entrer la pestilence. Nous nous retrouvons dans le petit salon : John Pusey Senior qui a fêté ses 77 ans en mars, John Pusey Junior, son épouse Sarah Ann née HELE et leur fils John Pusey un jeune homme de 16 ans. Après les salutations d’usage John Pusey Senior se retire dans ses appartements, son fils, ayant ses entrées dans la sphère politique, va pouvoir me renseigner sur l’état du fleuve.

Ann, la servante me conduit à ma chambre pour que je puisse faire un brin de toilette avant de passer à table. Les maîtres de maison lui ont fait préparer des plats de la lointaine Jamaïque en mon honneur. Attenante à la chambre une salle de bain avec des toilettes et une chasse d’eau. Je m’y rafraichis mais les relents qui montent des canalisations me poussent à rester le moins longtemps possible dans cette pièce. La cloche annonçant le repas sonne, je descends, Sarah m’installe entre son mari et son beau-père. La conversation est charmante, John Pusey Senior nous parle de sa tendre épouse décédée il y a déjà quatre ans, de ses années en Jamaïque puis en France et de son retour en Angleterre. Sarah me révèle qu’ils sont sur le point de partir s’installer chez Eliza et Napoléon MARESCAUX à Saint Omer pour les mois d’été. Son fils a le sourire aux lèvres, l’enfermement lui est insupportable. John Pusey Junior me propose d’aller prendre le café dans le petit salon. Les autres membres de la famille vont vaquer à leurs occupations.

Confortablement assise loin de la fenêtre, buvant un café reconnaissable que par son nom, je regarde cet aristocrate s’assoir sur le bord du fauteuil, me jeter un coup d’œil de son air supérieur, se racler le fond de la gorge et commencer sa narration malgré le fait que le sujet le mette mal à l’aise.

Depuis le début du XIXe siècle, m’explique-t-il, les foyers commencent à être équipés de toilettes à chasse d’eau à la place des pots de chambre. En 1810, la ville de Londres comptait un million d’habitants et 200 000 fosses d’aisance. Les fosses d’aisance étaient habituellement vidées la nuit par les nightmen, qui revendaient ensuite les boues comme engrais pour les champs situés près de Londres. Ainsi, les grands projets immobiliers des années 1820 sont les premiers à inclure des toilettes dans chaque maison. Elles offrent un confort bien supérieur et permettent d’éviter les odeurs dans la maison. En revanche, elles utilisent bien plus d’eau, et génèrent davantage d’eaux usées, qui finissent tout de même dans les fosses d’aisance au fond des jardins et dans les caves. À partir des années 1840, les toilettes sont devenues un objet standard dans toutes les maisons des classes supérieures et commencent à être adoptées par les autres classes sociales. A partir de 1847, le guano commence à être utilisé comme engrais ; importé d’Amérique du Sud, il est à la fois moins cher et bien plus facile à manipuler, et le marché des engrais d’origine humaine périclite. En l’absence de vidange organisée des fosses d’aisance, le contenu de celles-ci commence à être déversé dans les canaux des rues. Ils sont prévus à l’origine uniquement pour les eaux de pluie, mais ils charrient également les écoulements des usines, des abattoirs, etc., contaminant la ville avant de se déverser dans la Tamise. En cet été particulièrement chaud, l’eau s’est évaporée et il ne reste plus que les immondices à l’odeur empyreumatique. Les miasmes apportent des maladies. Les ouvriers se mettent en grève, le Parlement, les cours de justice doivent déménager. A son dernier déplacement sur la Tamise, notre très chère reine Victoria avait le nez enfoui dans un bouquet de roses. Dans les couloirs du Parlement, il se dit que plusieurs millions de livres seront attribués à l’amélioration des égouts.

John Pusey s’essuie fébrilement le front, ce sujet l’a vraiment mis mal à l’aise, il s’empresse de prendre congé et se rue vers ses appartements. Je regagne le grand salon où Sarah m’attend, elle a invité quelques Lady curieuses de rencontrer une jeune femme journaliste. Ces dames décrivent la situation à l’aide d’adjectifs, de superlatifs, d’images suggestives, de comparaisons abracadabrantes. Elles partent toutes en villégiature le plus loin possible de ce cloaque. Chacune se souhaite un meilleur air et parte rejoindre les siens.

Une missive m’invite à accompagner les WINT au château de Salperwick loué pour l’occasion. Après une soirée agréable devant un bon diner, il est décidé de partir dès le lendemain. Le jeune John Pusey me propose de m’accompagner jusqu’au fleuve le temps que les valises soient bouclées, je refuse le sourire au lèvres. Ann, la femme de ménage nous accompagne, les serviteurs de Eliza et Napoléon auront bien besoin d’une paire de mains supplémentaires. Il est très tôt quand je suis réveillée par l’effervescence dans la demeure. A chaque étage, des serviteurs, embauchés pour l’occasion, emballent les vêtements et ustensiles indispensables pour deux mois en France. Nous prenons un petit déjeuner britannique copieux. Deux voitures nous attendent pour nous emmener au port de Douvres. A peine embarqués nous sommes invités à nous retirer dans un petit salon réservé à la clientèle de marque. Pas de vent, une mer on ne peut plus calme, un soleil au zénith, la traversée se passe on ne peut mieux. Ces Messieurs se détendent, ils sortent et respirent à pleins poumons cet air du large. Les côtes de France sont visibles, nous seront bientôt rendus. Les retrouvailles seront guindées mais sincères mais cela est une autre histoire.

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