Une disparition inquiétante

J’ai besoin de nature, de grand espace aujourd’hui. Je prends l’omnibus pour Ardres. Sur place, je louerai une calèche pour parcourir les chemins de traverse. En cette fin de printemps, le temps est idéal, il ne fait pas trop chaud et les journées sont très longues.

Le trajet se passe sans encombre. Le loueur de coche, un roux aux yeux vert de jade, a quelques réticences, pour lui une femme n’a pas assez de force pour dompter la fougue du cheval. En fin de compte, je profiterai mieux des paysages si je me laissais conduire. Le prix demandé pour la voiture et son chauffeur est tout à fait raisonnable. Mon interlocuteur s’éloigne vers les écuries. Quelques minutes plus tard, il revient accompagné de son double. Raymond et Roger sont de vrais jumeaux, des jumeaux miroirs. L’un est gaucher, l’autre droitier, sur la joue gauche de l’un une tâche de naissance que je retrouve sur la joue droite de l’autre. Ils ont un merveilleux sourire et leur complicité est sans faille. Raymond m’aide à m’installer, Roger prend les rênes. Nous nous dirigeons vers le lac pour piqueniquer. Galant, Roger déballe le contenu de mon sac sur la couverture prestement installée. Un morceau de pain, un oignon, voici le déjeuner qu’il a apporté. Pas question, j’en ai bien assez fait pour deux. Il rougit, ses taches de rousseur se perdent dans le cramoisi de son visage, il refuse avec véhémence et finit par accepter mon invitation. Il m’offre un morceau de son pain cuit la veille par sa vieille mère. Délicieux du reste !

Après une bonne demi-heure de farniente, nous reprenons la route vers Autingues à quelques kilomètres de là se trouve un boulanger de renom dans tout le Pas de Calais. La nouvelle de mon escapade dans le pays ardrésien à fait le tour de mon quartier, beaucoup de mes voisins sont venus me demander de leur rapporter ce pain divin. La boutique est petite, mal éclairée. Le boulanger prévenu par je ne sais quel miracle s’avance le sourire aux lèvres les bras chargés de pains. Je paie, nous échangeons quelques banalités, il m’accompagne et installe sa précieuse marchandise sur le siège. Il avait pris la peine d’envelopper chaque beigne dans un linge.

« Donnez mes toiles à Fernand le maraîcher quand vous le verrez au marché, il me les rendra au passage. Bonne promenade Mademoiselle Rose ! »

Roger me parle de l’orgue qui se trouve dans l’église de Nielles-les-Ardres.

« Ça vaut le coup d’œil »

Il fait claquer son fouet bien au-dessus des flans de Trompette sa jument. La belle, habituée aux fantaisies de son maître, s’ébranle mais à son rythme. Roger n’avait pas tort, l’orgue a été construit en 1686 par Guillaume Van Belle de Ypres. Il était destiné à l’église Sainte Aldegonde de Saint Omer. Il a été vendu à l’église de Nielles en 1789 mais n’a été remonté qu’en 1795. La nef de forme Romane et les fonds baptismaux valent le coup d’œil également. Je vois le sourire de Roger, il jubile !

Maintenant, nous nous dirigeons vers Louches. Il est presque 18 heures et l’agitation est anormale pour ce bourg de 200 âmes. Que se passe-t-il ? Une enfant de 6 ans a disparu. Elle jouait tranquillement à la poupée devant la maison. Le temps que la maman passe d’une pièce à l’autre, elle avait disparu.

Jean Baptiste FONTAINE, le garde-champêtre a réuni tous les volontaires pour rechercher la fillette. Même Monsieur le Maire est présent. Le garde-champêtre donne une description précise de la petite Rose : de longs cheveux châtain clair, des yeux bleus-gris, une robe bleue à fleurs, des godillots sans lacets, elle n’aime pas les lacets et une jolie poupée habillée de la même robe bleue. Ensuite, sur le sol, il dessine les contours de la commune, divise le plan en quatre parties. Le maire, l’instituteur, l’épicier et lui-même dirigerons un groupe de chercheurs. Chaque responsable est muni d’un sifflet pour prévenir les autres s’il trouve quelque chose, même un simple indice. Roger rejoint l’instituteur, je me propose mais j’obtiens un refus catégorique du garde-champêtre :

« Voyons ma petite dame, avec votre jupe ! vous vous voyez battre la campagne ? Laissez-nous faire, aidez les femmes. »

Les hommes vont revenir sur la place toutes les demi-heures pour griser sur le sol les endroits visités, il faut leur préparer de quoi se sustenter. Ces dames s’affairent, je leur apporte l’un des pains du boulanger d’Autingues. Et les parents, où sont-ils ? Le père cherche sa fille dans le champ derrière sa demeure, en jachère c’est l’herbe qui l’a envahi, une herbe haute et dense. Sa petite princesse n’y est pas visible. Il l’appelle, sa voix est emplie de peur. Sa femme est restée chez eux avec les trois ainés et, on ne sait jamais, si elle était rentrée toute seule.

Les groupes se succèdent, biffent l’endroit visité, mordent dans une tartine, boivent et repartent. Treize kilomètres carrés ! Pourquoi ne l’avons-nous pas encore retrouvée ?

Sans vouloir être alarmiste le garde-champêtre décide de d’excentrer les recherches vers Landrethun, Nielles-les-Ardres et Zouafques. Il complète son dessin. Des enfants ont apporté des bougies et les ont installées de sorte que le plan reste bien visible. Je vais rater le dernier train mais je ne peux pas partir. Mais qui est cette petite ? La femme de l’épicier revient avec un panier de victuailles, il faut bien être solidaire, son cœur se fend en pensant à cette petite poupée souriante et si polie. Cette famille n’est pas de ce patelin mais ce sont de braves gens.

Un homme s’approche de nous, il a le plus grand mal à tenir sur ses jambes, vite on lui apporte une chaise, il s’écroule. Je m’approche mais, mais : c’est Georges LE PETIT, c’est sa petite dernière qui s’est perdue ! Il ne me connait pas encore, mais moi, je les connais ! J’ai lu tous les documents amassés sur son épouse, sur ses enfants, leur devenir ! Mon cœur saigne pour eux ! Que faire ?

Il est 21 heures 30, il fait presque nuit. Le journalier de la ferme OUDART vient vers nous, il a quelque chose dans la main, il est tout penaud, il n’ose approcher. Il lève le bras, Georges crie, il vient de reconnaître la robe bleue de la poupée de Rose ! Il s’élance vers le jeune homme

« Où ? mais où l’as-tu trouvé ?  Réponds-moi !» Le garde champêtre les sépare, il emmène le jeune Ernest pour le questionner au calme. Deux hommes raccompagnent Georges à son domicile.

La poupée était coincée sur le bord de la rivière Nielles à l’entrée de Nielles-les-Ardres. C’est grâce à la couleur de sa robe qu’Ernest a pu l’apercevoir. Un coup de sifflet strident réunit tous les hommes sur la place. Il faut chercher la petite de la source de la rivière à Nielles-les-Ardres. Le secteur est à nouveau coupé en tronçon, les villageois apportent des lampes à huile et s’enfoncent dans l’obscurité. Chaque centimètre est vérifié, le grand Jacques à pied, déambule dans l’eau jetant un regard sur les rives. Est-elle morte ? Cette idée est de plus en plus présente dans l’esprit de chacun, le temps passe.

Que dois-je faire ? aller réconforter les parents ? Ils ne me connaissent pas ! Que leur dire ? Ellen est bien entourée. La femme du maire, celle de l’instituteur, Madame OUDART sont là pour la soutenir et s’occuper des enfants. Je reste sur place pour me rendre utile.

Il est près de 23 heures quand un nouveau coup de sifflet vient déchirer le silence de la nuit. Plus un bruit, tout le monde retient sa respiration, le temps est suspendu. Jacques arrive ruisselant, ses yeux sont rouges, il essaye de parler mais le grand gaillard fond en larmes. Sous les reflets de la lune, comme pour la poupée, c’est le bleu pâle de sa robe qui a conduit Jacques vers le petit corps de Rose. La petite est transportée chez ses parents par le maire et le garde-champêtre. Les dames font sa toilette mortuaire, le vieux curé, éreinté d’avoir suivi ses ouailles à travers champs, donne les derniers sacrements à ce petit ange parti trop tôt. Tout le village s’est réuni, vieux, jeunes, hommes, femmes, tous sont au chevet de cette famille meurtrie au plus profond de son âme.

Je ne peux qu’imaginer le désespoir des parents. J’attendrai le bon moment pour les visiter, le temps apaise les souffrances et moi du temps j’en ai. Comme je le pressentais, j’ai pu dormir chez la mère des jumeaux. Au petit matin, Roger m’a conduite à la gare. J’ai regagné Calais le cœur lourd. Le temps s’était mis au diapason, de gros nuages sombres annonçaient la pluie.

PS : Rose, Fernande LE PETIT est née le 28/09/1877 à Calais. Elle est décédée chez ses parents le 18/06/1884 à 18 heures peut être d’une fièvre ou d’un accident domestique.

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