Une drôle de rencontre

La journée a été très enrichissante, j’ai consulté des documents sur Boulogne sur Mer (62), des photos de famille, des cartes postales sur la ville et j’ai rencontré des personnes très impliquées dans l’histoire de la ville. Il se fait tard, le soleil a disparu depuis déjà longtemps, Dame lune, toute timide, ne nous laisse entrevoir qu’un quart de sa personne. Gentlemen, les nuages la laisse briller, la brise les transporte délicatement dans le noir de la nuit.

Comme à mon habitude, je me suis installée près de la cheminée, je bois un dernier thé avant de me mettre au lit. Je suis happée de mes pensées par le cri de souffrance de l’autre fauteuil. Une forme vient de s’y écraser sans ménagement. Surprise, effrayée même j’ai lâché ma tasse, je me frotte les yeux, la forme est toujours là, mes yeux s’habituent, c’est une vieille femme. Ciselée, flétrie, elle me regarde et me souris, sa bouche est totalement édentée, à chacun de ses gestes une nuée de poussières s’échappe d’elle. Elle a cent ans, elle a mille ans, qui est-elle ?

D’une voix éraillée elle me dit : La « Bonjour Melle Rose, vous vous intéressez à Boulogne sur Mer et particulièrement à une maison de la porte des Dunes.

  • Bonjour Madame, qui êtes-vous ? D’où venez vous ? Que faites-vous chez moi ?
  • N’ayez pas peur Melle Rose, je ne vous veux que du bien. Je suis l’esprit de la maison et j’ai beaucoup de choses à vous raconter.
  • L’Esprit de la maison des LE PETIT ! Mais vous avez été construite au XVIIème siècle !
  • Justement, je serai brève sur ce qui s’est passé jusqu’à l’achat de l’immeuble par vos ancêtres. J’ai été construire à la même époque que les remparts qui protégeaient la ville. Et, au fil du temps d’une ferme les différents occupants ont fait de moi une demeure… »

La masse écroulée sur le fauteuil venait de s’endormir. Dans son sommeil ses souvenirs reviennent à la surface et se matérialisent. Chacune de ses expirations est olfactive : la tourbe, le chaume, le lisier, le salpêtre, la pierre que l’on taille, le chêne séché, la cire, le bois brulé, de nouveau la moisissure. C’en est trop, je cours à la salle de bain, imbibe mon mouchoir d’extrait de menthe et retourne vers mon envahissante visiteuse. Je ne vois pas à un mètre, la pièce est emplie de poussières, de sciures de bois. De bonnes effluves de renouveau flottent : la maison vient d’être rachetée, elle revit. Dans un grognement, l’ancêtre se réveille. Elle bouge, se redresse sur son siège. Je la distingue à peine. Le mouchoir sous le nez, je vais la rejoindre.

  • Désolée Melle Rose, je pense mettre assoupie. Revenons à nos moutons. Je pense que le dernier propriétaire avant vos aïeux était M. MALAHIEUDE. Il a tout d’abord loué la maison au Sieur Joseph LE PETIT en 1859. Quatre ans plus tard Joseph la rachète. Gustave, le fils ainé s’investit dans l’établissement de peinture situé au 14 rue du Château mais il a de grands projets, il veut déménager l’entreprise dans mes murs.
  • Mais cela représente de gros travaux pour transformer une partie de vos murs en ateliers de fabrication, de stockage et de vente ?
  • En effet Rose, avec l’accord de son père c’est en 1870 que Gustave entreprend les travaux. Tous les corps de métier s’y succèdent.

Enthousiaste, elle parlait, elle parlait, plus elle parlait plus la pièce s’emplissait de résidus de constructions, plus les exhalaisons de bois, de plâtre, de pierres fraichement taillées emplissaient la pièce.

  • Etienne est mort en 1873 laissant Gustave à la tête de l’exploitation.
  • Mais Gustave avait des frères et sœurs ?
  • Oui, ses quatre sœurs étaient bien mariées et son frère Georges vivait à Calais.
  • Ma vénérable dame, savez vous pourquoi les deux frères n’ont pas travaillé ensemble ?
  • Et non Rose, c’est un mystère que seul les humains sont capables de résoudre. Je ne sais plus le temps qu’a pris la transformation que j’ai subie mais j’avais toujours une cour centrale, un bâtiment d’habitation et des ateliers. Je me souviens d’un jour où tout le monde s’est rassemblé dans l’atrium, les patrons, les employés et même les enfants. Ils sont restés un long moment et une photo a été prise. Si je ne me trompe pas Gustave était décédé et c’est Albert, le second fils qui a repris les rênes.
  • Atrium ! ma très chère, vous vous trompez de lieu et d’époque !
  • Oui, oui ! ma mémoire me fait défaut. Ce n’est pas bien de se moquer !

Un nuage de fines particules noires se formaient au dessus d’elle, J’avais plutôt intérêt à lui présenter des excuses.

  • Je suis désolée ma très chère ! Vous avez-dû entendre parler de la Rome antique et de bien d’autres choses, cette famille a toujours eu une curiosité intellectuelle poussée. Je pense vous faire plaisir en vous annonçant que j’ai cette photo.
  • Que je suis contente ! J’y reconnais Albert LE PETIT, son fils Emmanuel devant lui. Peut-être le comptable et le contre-maître assis de chaque côté d’Albert mais je ne suis plus sûre. Vous savez ma chère Rose, ils avaient une bonne réputation pas seulement en tant que peintre-décorateur mais également comme fabriquant d’enseignes et lettreur.
  • Je pensais qu’ils fabriquaient eux-mêmes la peinture. Ils sont donc négociants et utilisateurs des produits sur leurs chantiers.
  • Exactement, Maurice, un frère d’Albert avait ouvert un magasin à Paris et il créait ses propres peintures. Emmanuel reprendra le flambeau jusqu’en 1963 année de fermeture définitive. C’est vers 1930 qu’il transforme les pièces du rez-de-chaussée de la maison en magasin d’encadrement pour l’un de ses neveux. En 1969 Bernard, le fils ainé d’Emmanuel, ouvre un magasin dans Boulogne centre et le tient jusqu’à sa retraite, c’est son frère Patrick employé jusque là qui reprend le magasin jusqu’en 2005.
  • Gente Dame, vous m’avez été d’une aide très précieuse, je ne sais comment vous remercier.
  • Simplement, ma très chère Rose, en n’oubliant pas que nous ne sommes pas que pierres et matériaux, nous sommes l’âme du lieu, nous accumulons les souvenirs bons et mauvais de nos habitants.
  • Je ne l’oublierai pas soyez en sûr !

L’entité disparut , le salon est, à nouveau, propre et sain. Je m’approche du fauteuil. Pas un plis, pas un fragment de poussière, il a repris son apparence et sa place de l’autre côté de la cheminée. Je reste de longues minutes à me demander si je n’ai pas rêvé. Je pense que la nuit va être agitée.

La maison de 1900 à 1996

De gauche à droite : Joseph, Gustave, Albert et Emmanuel LE PETIT

Presque tous les membres de la famille sont des artistes : une pianiste, une cantatrice, des artistes peintres dont Emmanuel bien connu dans la région, des dessinateurs etc.

Lien de parenté entre Catherine et Patrick LE PETIT dernière personne à avoir travailler pour l’entreprise.

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